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ZOE VALDES
L'éternité de l'instant

traduit de l'espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan


"Elle sentait le tamarinier. Li Ying en but jusqu'à étancher sa soif. Il se plut à entendre au loin l'écho d'un gong et le hennissement d'un cheval.

NILS-ASLAK VALKEAPÄÄ
Migrante est ma demeure

"Si je ne savais pas 
que je suis moi et que j’appartiens à un peuple 
je n’aurais pas su 
que tu es toi 
et tant de peuples du monde à la fois."

"L’été nous le passons sur la presqu’île d’Ittunjarga 
et l’hiver nos rennes sont dans la contrée de Dalvadas. "

FERNANDO VALLEJO
La Vierge des Tueurs

Il y avait dans la banlieue de Medellin un village silencieux et paisible qui s'appelait Sabaneta. Oh oui je l'ai bien connu parce que c'est tout près de là, au bord de la route venant d'Envigado, un autre village, que j'ai passé mon enfance : à mi-chemin entre les deux villages, dans la propriété de mes grands-parents, Santa Anita, à main gauche quand on arrive. Ça oui, je l'ai bien connu. Il se trouvait tout au bout de cette route, au bout du monde. Plus loin il n'y avait rien, c'est là que le monde commençait à descendre, à s'arrondir, à prendre son virage.


FERNANDO VALLEJO
Carlitos qui êtes aux cieux

Allez-y voir et vous verrez. Je vous invite. Avec armes et bagages et avec votre belle-mère et vos amis et les amis de vos amis et tout le quartier et votre parentèle, à boire de l'eau-de-vie de canne sur mon compte et à constater : le regard s'en va comme un épervier et vole, vole au-dessus du splendide paysage qui effrange les nuages.
- Et à quelle distance de la ville se trouve cette merveille ?
- En voiture, à cinq kilomètres, et à une lieue à cheval.
- Ah ! alors j'y vais à cheval parce que c'est plus joli et moins loin.

 

VLADISLAV VANCURA
Jan Marhoul

"L'espace de la nuit est le silence. De nulle part ne vient aucune voix. A travers le froid et l'obscurité on entend le souffle de l'univers. Les hommes, semence mystérieuse, dorment dans leurs maisons. Si la pauvreté et la douleur se mettaient à crier, la colonne de leur clameur monterait aussitôt jusqu'au bord des ténèbres. Si la mort n'était pas accablée, le grondement d'une action horrible et grandiose se ferait entendre à minuit et sur chacun des coups du temps."

 

DAVID VANN

La page David Vann sur Lieux-dits


BERNARD VARGAFTIG
Ce n'est que l'enfance

La sauge l'enfance l'attirance
La même insoumission de l'espoir
Une crainte suivie du glissement
Dont la fissure se déchire

 

MARIO VARGAS LLOSA

MARIO VARGAS LLOSA
Temps sauvages
Traduction de l'espagnol (Pérou) de Albert Bensoussan, Daniel Lefort

 "Ce comité lança la mode de brûler les livres dans la rue, qui gagna tout le pays comme une épidémie. On aurait dit que l’époque coloniale renaissait, quand l’Inquisition veillait à l’orthodoxie religieuse à feu et à sang. Toutes les bibliothèques publiques, et quelques-unes privées comme la sienne, avaient été expurgées des manuels marxistes, des livres anticatholiques et pornographiques (on lui avait confisqué tous ses romans en français, au cas où), de même que des poèmes de Rubén Darío et des histoires de Miguel Ángel Asturias et de Vargas Vila. Au fort de San José de Buena Vista, García Ardiles fut interrogé jour et nuit par de jeunes officiers qui voulaient savoir quels contacts il avait eus avec le communisme athée et avec la Russie. « Je n’ai jamais connu » (de « Temps sauvages » par Mario Vargas Llosa, Albert Bensoussan, Daniel Lefort)


MARIO VARGAS LLOSA
Aux Cinq Rues, Lima

"Était-elle réveillée ou encore dans son rêve ? Cette petite chaleur sur son pied droit était toujours là, une sensation insolite qui hérissait son corps tout entier et lui révélait qu’elle n’était pas seule dans ce lit. Les souvenirs déboulaient en foule dans sa tête mais ils s’ordonnaient comme des mots croisés dont on remplit lentement les cases."


MARIO VARGAS LLOSA
La fête au bouc

 "Après avoir servi le Chef durant tant d’années, tu avais perdu tout scrupule, toute sensibilité, toute trace de rectitude… Était-ce la condition sine qua non pour se maintenir au pouvoir sans mourir de dégoût ? Perdre son âme, devenir un monstre comme ton Chef …"


MARIO VARGAS LLIOSA
Le Paradis-un peu plus loin

"Oui, c’était là un véritable tableau de sauvage. Il le contempla avec satisfaction quand il lui sembla achevé. Là, comme dans l’esprit des sauvages, le réel et le fantastique se fondaient en une seule réalité. Sombre, un peu funèbre, imprégnée de religiosité et de désir, de vie et de mort. La moitié inférieure était objective, réaliste ; la supérieure, subjective et irréelle, mais non moins authentique que la première. La fille nue serait obscène sans la peur qui se lit dans son regard et cette bouche qui commence à se tordre en grimace. Mais la peur ne diminuait pas sa beauté, elle l’accroissait plutôt, lui faisant serrer les fesses de façon si suggestive.

"Comment peindre quelque chose après Manao Tupapau ? Tu avais raison, Koké, quand tu soutenais en pérorant là-bas, au Pouldu, à Pont-Aven, au café Voltaire à Paris, ou en discutant avec le Hollandais fou, à Arles, que peindre n’était pas une affaire de métier mais de circonstances, non d’adresse mais de fantaisie et d’élan vital. "

Manao Tupapau. Paul Gauguin .1892


MARIO VARGAS LLOSA
Le héros discret

"Felicito Yanaqué, patron de l'Entreprise de Transports Narihualâ, sortit de chez lui ce matin-là, comme tous les jours du lundi au samedi, à sept heures et demie pile, après avoir fait trente minutes de qi gong, pris une douche froide et s'être préparé son petit déjeuner habituel : café au lait de chèvre et tartines grillées beurrées, avec quelques gouttes de miel de chancaca1. Il habitait dans le centre de Piura, et la rue Arequipa éclatait déjà du brouhaha de la ville, ses hauts trottoirs étaient noirs de monde allant au bureau, au marché ou amenant les enfants à l'école. Quelques bigotes se dirigeaient vers la cathédrale pour la messe de huit heures."


MARIO VARGAS LLOSA
Le rêve du Celte

Lorsque s'ouvrit la porte de sa cellule, en même temps que le flot de lumière et un coup de vent, le bruit de la rue pénétra aussi, amorti par les murs de pierre, et Roger se réveilla, dans l'effroi. Clignant des yeux, l'esprit encore embrumé, faisant effort pour se ressaisir, il aperçut, appuyée au chambranle de la porte, la silhouette du sheriff. Son visage flasque, aux moustaches blondes et aux petits yeux malveillants, le contemplait avec l'antipathie qu'il n'avait jamais tenté de dissimuler. Voilà un type qui souffrirait si le gouvernement anglais répondait favorablement à son recours en grâce.
— Visite, murmura le sheriff, sans le quitter des yeux.


MARIO VARGAS LLOSA
Conversation à La Cathédrale

Depuis la porte de La Crônica Santiago regarde l'avenue Tacna, sans amour : des automobiles, des édifices pâles et dépareillés, des squelettes d'enseignes lumineuses flottant dans la brume, la grisaille de midi. Foutu Pérou, mais depuis quand? Les petits vendeurs de journaux maraudent entre les véhicules arrêtés par le feu rouge de l'avenue Wilson en braillant les titres du soir, cependant qu'à pas lents, il se dirige vers la Colmena. Les mains dans les poches, tête basse, il marche au milieu de passants qui avancent aussi vers la Place San Martin. Il était pareil au Pérou, Zavalita, foutu depuis un certain temps. Depuis quand? pense-t-il.


JUAN GABRIEL VASQUEZ
Le corps des ruines

Traduction de l'espagnol (Colombie) de Isabelle Gugnon


"J’ai songé que ce n’était pas la première fois que quelqu’un sortait de ma vie par ma faute, à cause de mon penchant pour la solitude et le silence, de mes effacements parfois injustifiables, de mon incapacité à entretenir mes relations (même celles avec des gens que j’aime ou qui m’intéressent vraiment). Cela a toujours été mon plus grand défaut, qui m’a causé plus d’une déception et a déçu plus d’une personne. Je ne peux cependant pas y remédier, car nul ne change sa nature par la simple force de sa volonté. "

"La jalousie et l’envie font tourner le monde. La moitié de nos décisions sont motivées par des émotions aussi élémentaires que l’envie et la jalousie. Le sentiment d’humiliation, le ressentiment, l’insatisfaction sexuelle, le complexe d’infériorité sont les moteurs de l’Histoire, mon cher patient. En ce moment même, quelqu’un est en train de prendre une résolution qui nous affecte tous les deux, pour des raisons semblables à celles que je viens d’énumérer : nuire à un ennemi, se venger d’un affront, impressionner une femme et coucher avec elle. Le monde est ainsi fait. "

MANUEL VASQUEZ MONTALBAN
MARCOS. Le maître des miroirs

"Quand j'étais avec Marcos dans la jungle, il me faisait penser à Chaplin au moment où celui-ci réussit à capturer tout seul l'armée allemande. Comment as-tu réussi? lui demande-t-on. et Charlot répond: je les ai encerclés. Si la métaphore de l'indigène était diffusée de par le monde, à travers l'exposé du face à face entre le globalisé et le globalisateur, le zapatisme serait en mesure de représenter la référence politique du XXIème siècle."


FRANCK VENAILLE
La descente de l'Escaut
Poème

Des-
cendre
au
plus
profond
du
corps
du
fleuve.

la mer
se
noie!
Plonger!
plonger!
Puis
retrouver
ce
monde
de si peu
de joie.

 

JEAN-PIERRE VERHEGGEN

JEAN-PIERRE VERHEGGEN
Ridiculum vitae
précédé de
Artaud Rimbur

"Il est de la rythmique qui fait qu 'un homme se dévale pour écrire et s 'escalade pour vivre. Dans un mouvement comme dans l'autre, il ne peut être que polyphonique. Chez Verheggen la polyphonie est crûment sensorielle : la connaissance par les tripes. Mais il y a plus, c'est un obsédé des saveurs. Du langage il traque les succulences secrètes, les épices ravageuses. Il les débusque dans les profondeurs du dire. Violentes ou suaves, il se les remonte jusqu'aux papilles. C'est là qu'il se les ensalive, mot à mot. On le lit avec des yeux qui auraient du nez, et une bouche qui aurait un regard. Avec lui, on se sent alphabétisés de partout, du rectum aux génitoires, en passant par le cœur, où l'émotion, toujours, est l'honneur de la folie." Marcel Moreau


JEAN-PIERRE VERHEGGEN
Poète bin qu'oui,
Poète bin qu'non?

Il y a trente-six sortes de poètes : champêtres ou rodomonts, peuls ou auvergnats, voire ambigus et ambidextres à la fois ! Il y a parmi eux des alcoolos, des mycologues, des indécis, des kamikazes, des inconnus et des curés de leur propre petite gloire locale personnelle ! Sans oublier les agités du buccal et les centaines d'autres espèces. Poète moi-même — peut-être ? (la question reste ouverte) —, j'en ai tiré quelques portraits, le plus souvent au tir à têtes de pipes. C'est que je n'attache jamais ma censure quand je conduis mon autodérision ! Me voici donc fonçant à vive allure sur l'âge ingrat qu'est la vieillesse pour lui rappeler que je suis et veux rester une « persona non gaga » ou plus loin écrasant sans vergogne quelques nouveau-nés choisis parmi nos récents néologismes abscons et technico-bluffeurs venus, une fois encore, s'embourber dans notre langue : procrastination, locaphage (ou locavore : au choix !), accidentogène et buvabilité, etc. Pan ! Sans le moindre coup de frein ! Pan dans le mille !


JEAN-PIERRE VERHEGGEN
Sodome et grammaire

Ou Sodome et Grosso Modo si l'on préfère ! Nous sommes en effet en Presque Poésie. À l'orée. À l'oreille et Hardy comme il a déjà été dit et redit Aux bords. Aux confins : entre à-peu-près, pataquès, persiflage —voire franche provocation ! — et joyeuse parodie. Aux limites imprécises. Là où les frontières sont tantôt floues tantôt fluides. Là où également tous les coups sont permis pourvu qu'ils mettent en évidence les infinies ressources de notre belle langue française tout en la défendant contre qui la voudrait aujourd'hui plus démunie et déshumanisée que jamais ou davantage surchargée de préciosités ridicules. Un uppercut donc — à la Cravan, s'entend ! — aux rappeurs Camembert ; un swing ou deux savates aux slameurs pompiers ; une claque en passant à la novlangue technologique ; une solide peignée au branchouille mode d'emploi sans oublier une chiquenaude amicale aux grands ancêtres d'anthologie car nul n'est parfait, n'est-ce pas ? Surtout pas l'auteur qui dans une ultime pirouette d'autodérision prend congé de lui-même en s'exclamant : salut l'Autiste ! Salut !


JEAN-PIERRE VERHEGGEN
L'Idiot du Vieil-Âge

Jadis, la situation était grave mais pas désespérée. Aujourd'hui, elle est désespérée mais ce n'est pas grave.

ROMAIN VERGER
Forêts noires

"Je sentais cette vaste étendue d’eau infuser en moi ses reflets d’ardoise et d’acier, et dans mon cœur, les battements volcaniques des roches, le pétillement sourd de leur mémoire thermique. Lorsqu’une plage le permettait, je descendais sur la berge, entrais jusqu’aux chevilles dans l’eau glacée pour la brasser de mes mains. L’onde ainsi créée caressait les laves grises découvertes qui retrouvaient aussitôt leur noirceur native dont l’éclat et la brillance me rappelaient la chevelure de Hatsue sous le néon. Je ramassais des pierres, celles qui me semblaient garder mémoire de la fournaise qui avait saisi la région des siècles plus tôt. Certaines fractures laissaient voir quel enfer avait déferlé par la plaine."


ROMAIN VERGER
Grande Ourse

" Il lui semblait marcher depuis des mois, seul sur une mer ou dans un ciel solide lorsque, tout à coup, un mur de fourrure se leva face à lui. Bouchant l’horizon, une masse fauve dressée sur ses pattes postérieures. Elle faisait bien trois fois sa taille. Une bête comme il n’en avait jamais vue, formidablement massive et puissante, et dont l’ombre trapue et goudronneuse le fixait au sol. Il n’avait plus croisé trace de vie depuis une éternité et ce concentré de chair vive surgissait du néant, comme de sa propre imagination : une ourse énorme dont la gueule surmontée d’une forte bosse frontale fumait dans l’air glacial. Son abdomen pouvait bien contenir à lui seul tout le clan disparu. Et plus encore : dans cette épaisse et large toison hivernale tendue qui n’était qu’à deux doigts d’Arcas, il y avait là quelque chose d’intensément menaçant et d’attirant, une forêt s’ouvrant dans la neige, une promesse de feuillage, de reprise, de repeuplement. Debout, l’animal ne bougeait pas. "

"Il aimait tout particulièrement cette odeur matinale de la Galerie, qui lui réservait son concentré d’effluves. Comme celle du pain grillé ou du café pour d’autres, lui se délectait de ce mélange de vieux bois et d’os. Il aimait leur connivence, qu’il n’avait jamais cherché à débrouiller, dont il n’avait jamais démenti la troublante parenté. Et ce n’étaient pas les nombreuses pièces de bois taillées, dont on complétait les squelettes lacunaires, qui eussent suffi à en expliquer l’harmonie. Non, cela tenait à autre chose, à cette peine fossilisée en lui, et bien avant lui, douleur fossile venue de la nuit des temps. Il la traînait sans pouvoir l’expliquer ni même la définir. Une sorte de lointaine tragédie dans laquelle, sur un plateau désert, sans décor ni accessoire, il aurait eu pour rôle de donner la réplique à des comédiens absents. Bientôt, tout cela – le silence, les senteurs et le paysage pétrifié – serait balayé par le bruit, les parfums grossièrement mêlés et le mouvement confus des premiers visiteurs." 


note de l'éditeur Quidam Editeur:  "Venu d’un ailleurs paléolithique et seul parmi les glaces, Arcas est condamné à survivre et retrouver les siens malgré le froid et la faim. Quant à Mâchefer, assujetti aux figures d’Ana et Mia, c’est un modeste employé à la Galerie d’anatomie comparée du Jardin des Plantes. Fasciné par la minéralité des grands corps fossiles dont il a la garde, il ne songe, dans son délire anorexique, qu’à épurer le sien à leur ressemblance. Qu’ont en partage ces deux personnages que 35 000 ans séparent ? Qui sait si nous ne gardons pas la mémoire organique et mimétique des terreurs ancestrales ? "

BOB VERSCHUEREN
Dialogues entre Nature et Architecture

"Un coup de balai
comme
un coup de vent.
Tout disparaît
à jamais
mais perdure dans nos mémoires."

CHRISTIANE VESCHAMBRE
Les mots pauvres

L'eau bleue du soir. Elle circule entre les branches de l'arbre. Les feuilles de l'arbre flottent, imperceptiblement soulevées, sur la nappe d'eau verticale et immobile"

TARJEI VESAAS
Les oiseaux

Ce soir-là, Mattis regarda si le ciel était clair et sans nuage, et c'était bien cela. puis il dit à Hege, sa soeur, pour lui donner de l'entrain :
- T'es comme l'éclair, toi, dit-il.
Il eut un petit frémissement quand il eut ce mot-là à la bouche, mais il resta calme quand même puisque le ciel était beau.
-Avec tes aiguilles à tricoter, je veux dire, ajouta-t-il.

 PALOMA VIDAL
Mar azul

Traduction du portugais (Brésil) de Geneviève Leibrich

"Quand l’autocar a quitté la zone urbaine, les tons de vert éparpillés sur une superficie immense et plate, sous un ciel très bas, ont commencé à varier. Ce paysage était inclus dans ma mémoire, mais il était aussi une découverte, car cela faisait longtemps que je n’avais pas voyagé. "

 

TANGUY VIEL

TANGUY VIEL
Icebergs

"Les vrais livres ont quelque chose de marin, ils sont conçus pour tenir la mer, la contredire même jusqu’à un certain point, à force de fendre les flots, traverser la vague et puis, si possible, avec souplesse retomber dans son creux, armés qu’ils sont de varangues invisibles qui tiennent la coque et l’empêchent de plier. Les vrais livres conservent le long de leur parcours cette résistance à la déformation qui permettra à tous d’être déposés là-bas, de l’autre côté de la fable, déplaçant à la surface de l’eau la masse calculée de leur volume. En ce sens, ce qui suit n’est pas un vrai livre : pas de coque ni d’épontille, encore moins d’étrave pour déchirer aucune mer. Cet ouvrage, à la limite, est un poisson, mais plutôt même, une algue."

"... alors j’ai ouvert un fichier sur mon ordinateur et, dans un mélange de désarroi et de réconfort, j’ai commencé à copier des phrases et des citations. Et c’est comme si là, dans ce fichier, j’avais enfin inscrit mon propre esprit esprit, en le lovant d’abord dans les phrases des autres, un peu comme des couvertures de survie dans lesquelles s’envelopper en plein naufrage."


TANGUY VIEL
Maladie

Vous ne comprenez pas. Si je venais vous voir en disant que je veux guérir, si j'ouvrais la porte de votre cabinet en disant soignez-moi, vous ne comprenez pas, cela ferait encore partie de ma maladie, tout fait partie de ma maladie, jusqu'aux moments où je ne suis pas malade. Il n'y a rien à faire contre une maladie comme la mienne, une maladie qui reste à l'intérieur de moi, qui s'occupe de moi sous tous les angles, physiquement, mentalement, une maladie pour empêcher la vie de se dérouler normalement, toujours là, quelque action que j'entreprenne, quelque comportement que je montre, toujours là, partout.


TANGUY VIEL
Cinéma

Une voiture de sport, la voiture rouge de Milo Tindle, qui roule dans l'allée qui mène au château, au manoir qu'on voit de face et qui en impose. Tindle, c'est son nom, c'est un Anglais, et il se gare dans la cour du manoir, sur le gravier, avec sa voiture de sport rouge, et sa veste étriquée très à la mode dans les années soixante­dix. Il en sort, de sa voiture rouge (avec ses initiales inscrites sur le côté, sur l'aile droite, rajoutées par-dessus la peinture, c'est écrit : M.T., comme Milo Tindle).

 


TANGUY VIEL
Le Black Note

"Je ne vous ai jamais menti, parce que mentir, c'est comme si des choses pouvaient être fausses, comme si elles n'avaient rien à faire dans notre monde, et ça n'existe pas, cela, le mensonge, ça n'existe pas."


TANGUY VIEL
L'insoupçonnable

Il y avait la nappe blanche qui recouvrait la table et dont avec effort maintenant on pouvait se souvenir qu'elle avait été blanche, lumineuse sous l'effet du soleil quelques heures plus tôt, dressée de cristal et d'argenterie sur pourtant de simples planches de bois posées sur de simples tréteaux avec lesquels toute la soirée il avait fallu que les pieds composent pour ne pas écrouler l'édifice.


TANGUY VIEL
L'absolue perfection du crime

"...comme si le dehors là-bas, outre l'écume de la mer et la ville ( Brest ) au loin derrière, comme si quand le soleil s'absentait seulement la couleur chlorophylle bravait la transparence du verre et venait assombrir l'intérieur des âmes, l'intérieur des murs d'abord puis, par extension, l'intérieur des âmes. On était comme des gosses quand le crachin ou la grisaille, quand cela aurait suffi plus jeunes à mettre fin à nos jours, quelquefois, à cause de la fêlure qui s'ouvrait en nos coeurs, à cause de cette pluie ou des arbres trop verts qui semblaient nous vomir dessus, on s'énervait, on travaillait mal, et on attendait la nuit pour y noyer l'angoisse."

Couverture : Photographie d'Olivier Grouazel.

JASMINE VIGUIER
Exactement là

Je est fêlé Je était cassé en miettes en morceaux Je a réparé petit à petit tout rassemblé mais Je garde cette fêlure...peut-être était-elle là avant?

ROLAND VILELLA
La sentinelle de fer
. Mémoires du bagne de Nosy Lava. Madagascar.

"Le voile se déchire dans mon esprit. Offrir une mémoire à ces hommes, c'est nommer des ombres vêtues de haillons, chargées de crimes, épuisées par les tortures, la faim et la longueur effroyable de leur peine. Offrir une mémoire à ces hommes, c'est simplement les reconnaître et leur donner le droit d'être entendus. Tous autant qu'ils sont ! Tueurs ou escrocs, repentants ou non, abêtis de coups ou rusés, vicieux ou pas, mais tous brûlés au feu barbare de la torture, ce feu avilissant qui, sans les absoudre de leurs crimes, range la pitié dans leur camp. À ces hommes brisés, errants comme des animaux sournois dans le camp, il faut redonner le titre d'homme et le respect qui va avec. "

" Lorsqu'au crépuscule, dans la solitude de la baie où le voilier est ancré, je lève les yeux sur la sinistre sentinelle de fer, je ne peux m'empêcher de frissonner. Le soir se fait alors plus sombre et dans l'obscurité tendue comme un drap noir, j'entends l'âme des assassins que l'on torture gémir du malheur de vivre. Sur la plage encore chaude, une dernière lueur enflamme une pirogue abandonnée pour la nuit, son balancier lancé vers le ciel comme une supplique. La solitude se fait lourde. Un oiseau de mer attardé lance un cri d'alarme. La beauté m'étreint alors comme une peur et je devine que c'est la mort que je contemple."

"Albert Abolaza était porteur d'un message et n'a survécu que dans le but de le transmettre. En même temps qu'il assume son tragique destin, il dit les bas-fonds d'une société malgache profondément inégalitaire et corrompue où, en ce début de XXIe siècle, les hommes continuent à mourir de faim. Fresque brutale de criminels et de voleurs, tous misérables, livrés à d'impitoyables bourreaux appointés par l'État. Deux faces d'une société. Deux miroirs inversés. Une seule et même image. "


Nosy Lava est une petite île située au nord-ouest de Madagascar, à l'entrée de la Baie de Narinda.
Cette île qui comporte aujourd'hui trois petits villages était, autrefois, de 1911 à 2010, le bagne de Madagascar.

Suite aux différents changements politiques, les derniers prisonniers ont été libérés, et certains continuent à peupler l'île.

THOMAS VINAU
Tutu bleu

Quelque chose
se lève
qui n'est pas
le jour

BENOÎT VINCENT
Pas rien

J’ai commencé à prendre des notes alors, afin de ne pas laisser perdre les grelots de moi qui s’estompent. Je me rends bien compte que si mon langage s’appauvrit (c’est là toute l’affaire, tout le récit) – ce qui dénote de bien d’autres, comme la raréfaction des livres des lectures le silence des discussions l’éparpillement des amitiés), c’est que je suis rattrapée. Rattrapée par leur torpeur, leur fin de banquet sordide, leur peur larvée en fête permanente. Leur manque de stupeur. (Stupeur : ce qui surprend, ce qui émeut, ce qui fait taire. Les îlots de silence engloutis par le brouhaha constant, sourd, assourdissant.)"

GUILLAUME VISSAC
coup de tête

 "Quand on me demande, comme ça, ce que j’écris, voilà ce que je réponds le plus souvent : c’est l’histoire d’un mec qui a perdu sa main et qui veut la retrouver. J’ai rien à dire de plus. On me répond pas non plus."

"Les jours de marché chlinguent autrement, même le matin, avant chaleur. Je les entends plaquer l’étal, racler tréteaux. Des fois ça sent la soupe, ça sent la mer. Ces matins-là je rêve pas, je bouffe, sans pour autant ouvrir un œil, bouger un pied. Salive chargée de ces goûts-là qui pèsent que dalle. Au moins, je me dis, je risque pas de les gerber dans la foulée."

 "Je demande ma route aux quelques corps heurtés quand il y en a. Ils m’indiquent droite, gauche, me disent qu’ils savent que dalle. Je cherche le nom de la rue comme un sésame caché qu’on saurait même pas dire. Je tourne en rond comme coquille vide dans le labyrinthe de la vraie ville. Je marche en gros comme je dors, je remarque : enroulé sur moi-même. Suis les rails, mon cul : j’y crois plus. Je crois plus aux conseils qu’on donne maquillés comme des ordres. Je crois plus qu’au ciment sous mes pompes, à l’horizon qui ondule et qu’on attrape jamais."

JEAN-JACQUES VITON
Zama

dire aller nulle part ne dit rien
se fixer là d'où l'on dit ça veut dire
allons n'importe où mais n'importe où
contient un vague goût de quelque part
sans le nommer rien
dire aller nulle part est un plan désorienté
hors des corridors d'agendas
aller n'importe où c'est débrouiller
les va-et-vient opaques
c'est avancer vers un là-bas


n'importe où mais n'importe où
contient un vague goût de quelque part
sans le nommer innommable intérieur
dialogues assourdis appels en pointillés
cadence des pas retour à la ligne
prise directe sur ce qui surgit
continuer y aller là pour voir
ce qui s'inscrit là désigne le vivant
une table est notre langue
peu importent les distances parcourues


il voit un oiseau gris sur une cheminée
un des cinq qui volaient dispersés il souhaite
qu'ils l'attendent lui rappellent qu'il est arrivé
vers un là-bas multiple en désorientation naturelle
rien ne colle ne dit pas rien ne va c'est un passage
où qu'il soit il peut en revenir en un clic
l'instantané changement transforme le souvenir
Zama n'évolue pas il bouge dans le quelque part
c'était la ville où il marchait pour aller n'importe où
quelque part où le léger demain attend


JEAN-JACQUES VITON
Je voulais m'en aller
mais je n'ai pas bougé

l'intime et l'environ ce qui ensemble encercle
impossible de rattacher un mot à quoi injecte du vide
un sentiment penché il forme siphon aspire
par saccades irrégulières une noria déréglée
donne un déséquilibre calme

choisir de petites places
un couloir bref un débarras sans écho
où tenir debout sans bouger est nécessaire

ça arrive en haut vers la tête après ça descend
ça coule comme un sirop ça peut coller
réparti dans le torse ça émerge sur la poitrine
les bras sont pris dans la circulation intérieure

ne pas poser trop de questions sur cette descente

les petites places quittées passer aux fenêtres
dehors il fait froid ou chaud on n'en sait rien
entre deux veilles entre matin et soir
entre aube et crépuscule c'est moins précis
la peau retient tout tant mieux les organes et les os
la sueur glisse en surface sur les plis
ça devient lours encombrant alors il y a les mains
elles se frottent l'une contre l'autre
plier plusieurs fois les genoux s'ils résistent

 

WILLIAM T. VOLLMANN
Le Grans partout

"Je suis le fils de mon père. Récemment, à Noël, dans la boulangerie qui non seulement est la meilleure de la ville mais n'oublie jamais qu'elle l'est, alors que nous faisions la queue pour récupérer notre tarte, mon père se mit à côté de moi pour discuter. Sur ce, une des plus hautes sommités pâtissières, qui se fait un devoir de remettre la clientèle à sa place même aux périodes de l'année où celle-ci n'a rien d'envahissant, lui ordonna : "Monsieur; merci d'arrêter de bloquer la queue immédiatement !" Mon père se tourna vers moi et me dit tranquillement : "Dès que tu leur donnes un peu de pouvoir, les gens deviennent des nazis, tu ne trouves pas ?"

"Qui suis-je ? Où suis-je ? Que devrais-je emporter avec moi ? Devrais-je fuir le à l'époque ? Et si les souvenirs ou les références n'étaient que du ballast couvert de neige ? Un jour je ressemblerai certainement à ces bouts de chien mort que j'ai aperçus près de la roue du wagon. Sur la Montagne Froide, des nuages gris tapissent le toit glacé que forme le ciel, et celui qui renonce à l'Amérique plastique reçoit en échange un ciel côtelé de pluie oblique."

 

ANTOINE VOLODINE, MANUELA DRAEGER, ELLI KRONAUER, LUTZ BASSMANN

ANTOINE VOLODINE
Frères sorcières

"Au fil des années, l’Organisation dans les villes que nous visitions se réduisait à quelques individus désabusés et sans pouvoir, qui constataient avec fatalisme le délabrement généralisé, l’effondrement des valeurs révolutionnaires, l’attirance pour la violence individuelle et pour les solutions de désespoir comme l’exil ou la collaboration avec des bandits."

 


ANTOINE VOLODINE
Lisbonne
Dernière marge

Rue de l'Arsenal, à Lisbonne, les potences abondent.
« Les quoi ? demanda-t-il, s'étonna-t-il. Qu'est-ce que tu as dit ?
- Les potences », confirma-t-elle, avec un mouvement provocant de l'épaule.
Et : J'ai toujours voulu faire démarrer ainsi mon roman, par une phrase qui les gifle. Et lui : Ton roman ? Tu as vraiment l'intention de l'écrire ? Qui gifle qui ? Et elle : Qui les gifle, eux, les esclaves gras de l'Europe, et les esclaves boudinés, et les cravatés, et les patrons militarisés par l'Amérique, et les serfs du patronat, et tous ces pauvres types asservis par tous, et les sociaux-traîtres et leurs dogues, et toi aussi, mon dogue, toi aussi."


ANTOINE VOLODINE
Terminus radieux

"Le vent de nouveau s'approcha des herbes et il les caressa avec une puissance nonchalante, il les courba harmonieusement et il se coucha sur elles en ronflant, puis il les parcourut plusieurs fois, et, quand il en eut terminé avec elles, leurs odeurs se ravivèrent, d'armoises-savoureuses, d'armoises-blanches, d'absinthes.
Le ciel était couvert d'une mince laque de nuages. Juste derrière, le soleil invisible brillait. On ne pouvait lever les yeux sans être ébloui.
Aux pieds de Kronauer, la mourante gémit."


ANTOINE VOLODINE
Le port intérieur

La bouche tremble. On voudrait ne plus parler. On aimerait rejoindre l'ombre et ne pas avoir à décrire l'ombre. Le mieux serait de s'allonger dans l'amnésie, à la frange du réel, les yeux mi-clos, et d'être ainsi jusqu'au dernier souffle, momifié sous une pellicule trouble de conscience trouble et de silence.


ERIC VUILLARD

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